Bibliographie - Filmographie
le nouvel Observateur - 1er octobre 1998
Le point de vue de l’historien Marc Ferro
Omaha Beach comme jamais

Dans « Il faut sauver le soldat Ryan », la reconstitution du Débarquement surpasse tout ce qui a été fait jusque-là. Dommage qu’ensuite le film retombe dans les conventions hollywoodiennes
 

Le Nouvel Observateur. Comme historien, quel regard portez-vous sur le film de Spielberg Saving private Ryan ?

Marc Ferro. - D'abord il faut saluer l’extraordinaire réussite de la reconstitution du Débarquement en un lieu particulier, Omaha Beach. La nouveauté de ce regard, c'est que le Débarquement est vu par les yeux de ceux qui y ont participé, et qu'il n'est pas faussé par une volonté de représentation globale de l'événement historique. Cette reconstitution atteint des sommets, notamment grâce à une bande-son exceptionnelle.On est saisi. Passé cette scène d'ouverture, un autre film commence qui, lui, cède à tous les poncifs du western ou du film de guerre classique. A partir de là, les nécessités de la dramaturgie l'emportent sur le regard historique.

N.0. -L’histoire n'a pas de scénariste...

M.Ferro. - Donc l'ordre cinématographique remplace l'ordre historique. Un artifice est d'autant plus gênant que la rupture est totale avec l'authenticité de la première scène. On a, selon la convention du genre, le petit groupe qui représente un échantillon de l’Amérique, avec un Italien, un juif... On a le dernier carré enfermé dans Fort-Alamo, l'arrivée in extremis de la cavalerie - en l'occurrence l'aviation. Avec toutes les invraisemblances que cela suppose, car il est évidemment impossible qu’un groupe de sept hommes (sept comme , "les Sept Mercenaires") puisse tenir tête à l'armée allemande et accomplir ce qu’on leur fait faire. Là, on est en plein mythe.


Le débarquement photographié par Robert Capa le 6 juin 1944 (en bas) et reconstitué par Spielberg en 1998 (ci-dessus avec Tom Hanks).
N.0. - Revenons à la première partie, celle qui fait événement su, le plan cinématographique et qui a eu le plus d'impact sur la conscience américaine. Pensez-vous qu’elle puisse changer, l'image même de la guerre ? Après ce film, a écrit un critique américain enthousiaste, on ne pourra plus jamais faire la guerre.

M.Ferro. - C'est très excessif. Ce n'est pas un film qui fait progresser l'analyse de la guerre ni des caractères humains. Ce sont les moyens techniques employés, plus bien sûr la maîtrise du cinéaste, qui font progresser la représentation du réel. C'est en cela que "Saving Private Ryan" surpasse tout ce qui a été fait jusque-là. Et c'est à mettre au crédit de Spielberg. Mais naguère il y a eu des films qui incarnaient les grands événements historiques. Pour la guerre de 14 "les Croix de bois", "la Grande Illusion" ; pour la révolution russe, "le cuirassé Potemkine" ; pour le Débarquement, "le Jour le plus long". Et ces films restaient pour nous des références. Désormais, un film chasse l'autre. Parce que, dans le monde de l'argent, ce sont les différences technologiques qui démarquent.

N.0. - La force de la reconstitution du Débarquement dans le film de Spielberg tient-elle seulement aux prouesses techniques ? Ne traduit-elle pas aussi une modification du regard de l’Amérique sur la guerre tel qu’il a été transformé par la guerre du Vietnam, Première guerre retransmise en direct à la télévision ?

M.Ferro. - Vous avez raison. Et ce qui rend le rapprochement plus justifié encore, c'est qu'on voit dans le film de Spielberg qu'un débarquement si bien préparé provoque un terrible gaspillage en hommes, à cause d'un ni manque de préparation dans les détails. Ces soldats qui débarquent en Normandie armés de simples fusils alors qu’ils vont se heurter à des blockhaus imprenables, par exemple, c’est aberrant. Avant, les films de guerre évoquaient plutôt la dureté du commandement, les excès de la discipline rnilitaire, comme dans "les Sentiers de la gloire", de Stanley Kubrick. "Ryan" montre les défauts d'une organisation pourtant ultrasophistiquée. Chose à laquelle l’Amérique est très sensible depuis le Vietnam.

N.0. - D'où l'obsession du zéro mort, telle qu’elle s'est illustrée dans la guerre contre l’Irak ?

M. Ferro. - Non, C'est une vieille tradition américaine. Rappelez-vous qu'en 1917 ce qui frappait le commandement français c'est que les Américains perdaient peu de soldats et qu'ils multipliaient les moyens matériels pour épargner les hommes. Pétain en a d’ailleurs tiré des leçons sur la façon de faire la guerre. Dans l'histoire des Etats-Unis, il y eu une terrible et grande exception, cela a été précisément ce débarquement. Et bien sûr la guerre du Vietnam. Alors, on est revenu à la tradition, confortée par la supériorité technologique dont jouissent les Etats-Unis.

N.0. - En 1944, pouvait-on débarquer à moindre coût humain ?

M.Ferro. - Le choix de débarquer impliquait des pertes élevées. Il n'impliquait pas que le massacre atteigne de telles proportions, qui tiennent au fait que certains détails techniques ne correspondaient pas à ce qu'un état-major prévoyant aurait pu imaginer. J'ai évoqué l'armement : dans une situation particulière, on a appliqué des normes de combat générales qui n'étaient pas forcément adaptées. Et le film rend visible ce type de problèmes. Vous parliez de ce journaliste qui dit qu'il n'y aura plus de guerre, disons que, s’il doit y avoir demain un débarquement quelque part, on ne fera plus ce genre d’erreurs. Moins à cause de "Ryan" que de ce qui s'est passé à Omaha Beach.

Propos recueillis par CLAUDE WEILL