Bibliographie - Filmographie
Le Nouvel Observateur - 1er octobre 1998
De notre correspondant à New-York
Amérique : le choc Ryan

On attendait un succès d'estime. C’est un triomphe commercial. Ce qui fascine les américains avec « Saving Private Ryan », c’est qu’il dépeint une guerre immonde, qui est aussi la dernière guerre indiscutablement juste qu’aient menée les Etats-Unis.
 

"Maintenant que les pleurs ont cessé, un engourdissement profond a pris leur place. Avec mon mari, vétéran médaillé de la seconde Guerre mondiale, nous venons de voir "Saving Private Ryan". Le film s'est terminé il y a une heure, et les seuls mots que nous ayons échangés depuis ont été ceux de mon mari : "Bienvenue dans mon monde". Signé : Missy Bradley, Brentwood, Tennessee. La lettre, poignante, ressemble à des dizaines d'autres envoyées aux journaux américains, des vétérans octogénaires en état de choc, des enfants bouleversés, des petits-enfants qui livrent leurs émotions sur Internet : "Mon grand-père a survécu au débarquement de Normandie, écrit l’un d'eux. Maintenant je comprends pourquoi il a toujours été aussi discret sur cette expérience et les quatre médailles de bronze qu'il a reçues pour sa bravoure." Fin juillet, quand le "Soldat Ryan" débarque dans les salles obscures américaines, personne n’imagine qu'il sera l'un des plus grands succès de l’année. Le film est classé « pour adultes", et Hollywood est persuadé que la véritable ambition de Spielberg n'est pas le box-office mais une postérité de cinéaste sérieux. Dès le début, pourtant, on assiste à des scènes étonnantes. En vieux renard du marketing, Spielberg a invité anciens combattants et journalistes aux avant-projections. Les vétérans s'effondrent en pleurs, sidérés par la ressemblance des 24 premières minutes du film avec leurs souvenirs du Débarquement. Les journalistes tendent leurs micros, recueillent leurs témoignages.

"Le traitement du Débarquement est tellement implacable dans son épouvantable honnêteté que peu de vétérans en sortiront sans pleurer et trembler à nouveau de toute part", écrit l’historien Paul Fussel, lui-même ancien combattant. "Quand vous êtes touché au combat, explique Stephen Amrose, l'historien dont s’est inspiré Spielberg pour son "Soldat Ryan", vous vous retrouvez avec les tripes à l’air et vous essayez de les remettre à l'intérieur. Vous voulez de la morphine et de l’eau et votre mère et une cigarette. Dans le film de Spielberg, c'est ainsi que les choses se passent." Le film est lancé. Il a aujourd’hui dépassé les 175 millions de dollars (1 milliard de francs) de recette aux Etats-Unis, et la rumeur le donne gagnant aux prochains oscars. Dans la foulée, les documentaires, les films de guerre et les livres sur la Seconde Guerre mondiale connaissent un revival spectaculaire.
éUn vétéran au cimetière américain d’Omaha beach. Le public du film de Spielberg a découvert le silence d’une génération victorieuse, et donc tenue de taire les horreurs de la guerre.
Comment expliquer pareil succès ? D'abord par le réalisme de cette fameuse première scène du Débarquement. "Platoon" ou "Voyage au bout de l'Enfer" avaient déjà montré une guerre sale et sanglante, mais il restait un soupçon d'esthétisme qui disparaît dans la première demi-heure du film de Spielberg. Et surtout, il s'agissait de la guerre du Vietnam. Ce qui fascine les Américains avec le "Soldat Ryan", c’est qu’il dépeint une guerre immonde, qui est aussi la dernière guerre indiscutablement juste qu'aient menée les Etats-Unis. Comment concilier les deux ? Comment justifier une telle boucherie ? Par l'amour du drapeau ? Dans une Amérique de 1998 devenue cynique envers ses politiciens, Spielberg caresse son public dans le sens du poil : le patriotisme de Tom Hanks et de ses hommes tient beaucoup plus de la camaraderie soudant huit hommes abandonnés dans l'enfer de la guerre que d'un désir de faire triompher l'Amérique avec un grand A.

On a dit un peu vite que le "Soldat Ryan" avait fait redécouvrir à l'Amérique un moment clé de son histoire, alors que la Seconde Guerre a tendance à s'effacer de la mémoire collective. C'est en partie vrai, ne serait-ce que pour d'évidentes raisons démographiques. On ne peu pourtant parler de guerre oubliée : les quarantième et cinquantième anniversaires du Débarquement ont donné lieu à d'innombrables commémorations. Le vrai choc de ce film, ce sont les vétérans eux-mêmes : pour la première fois, le grand public a découvert le silence d'une génération entière, victorieuse, et donc tenue de taire les horreurs de la guerre. Au-delà des qualités et des défauts de "Saving Private Ryan", c'est cela qui a bouleversé l'Amérique : les retrouvailles d'une génération muette avec des enfants et petits-enfants stupéfiés de découvrir chez ceux qu'ils croyaient connaître les abîmes insoupçonnés d'un voyage en enfer.
PHILIPPE BOULET-GERCOURT